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Photo du rédacteurGérald

Sous le pont - G.F. Spencer

Bonjour les ami(e)s heptacélestes,

Voici une courte nouvelle qui parle de ma ville d'adoption – Beaugency – dont la chaleur de ses habitants est légendaire... enfin, vous lirez ;-)


Tiré de "Les carnets d'Ivan Chtov", Éditions 7e Ciel - décembre 2020

Illustration de Sacha Vausort


Sous le pont coule le fleuve tranquille…


De ces simples mots, peu auraient de raison de disconvenir, et pourtant…


Sur un banc près de la Loire, je dors, épuisé par cette nuit glaciale, où mon seul salut fut de marcher les mains enfouies au plus profond des poches trouées de mon pantalon de laine. Je m’appelle Martin et je n’ai plus de maison, ni de femme, ni d’enfants, ni de chats ou d’oiseaux, tous écrasés par la bombe qui nous frappa le 14 juin 1944.

Rien ne put l’empêcher. Dix secondes d’un brouhaha indescriptible, puis plus rien, si ce n’étaient les pleurs d’un bébé et la lugubre complainte du glas.


Après tous ces mois sans gros pépin avec les Fritz ! Il a fallu qu’on s’prenne une tranche de rosbif su' l’ paletot ! répétait Tintin à chaque rencontre, tandis qu’il poussait son vélo en direction des étangs, la canne à la main et le panier sur le dos.


Les Anglais… qui l’eut cru ? C’était nécessaire ! a martelé monsieur le maire dans son discours aux obsèques. Je n’en ai pas douté une seule seconde. Pourtant, depuis lors, pour moi, plus rien n’est nécessaire, et encore moins la Bible. D’ailleurs, le diacre, qui l’a bien compris, baisse les yeux quand il me croise.


Et les autres… les amis, comme ils disent. Pas morts… non, pas morts, juste évaporés. De véritable amie, il ne me reste qu’elle, couchée à mes pieds, le poil ébouriffé vibrant au gré du vent, les yeux brillants d’envie d’aller pister les lapins. Elle est pourtant sans laisse, libre comme la brise, elle aurait pu s’en aller, mais non. C’est Chuda, miracle, en russe, cueillie sur le chemin un jour de musique. Elle me suit depuis lors, au flair, pas à la vue, qui lui fait défaut. Sa fourrure noir et blanc que je laisse pousser depuis des lustres la fait ressembler à un agneau de trois mois, avec la même dégaine chancelante, et la même joie de vivre.


Le banc des martyrs, c’est comme ça qu’on l’a baptisé, avec Tintin, car renommer les choses, quand on n’a plus rien, c’est les posséder un peu, ou du moins, les apprivoiser. On s’invente des mondes, le saule pleurnicheur, le chêne tordu qu’a perdu ses glands et même le pont de la misère. À nous deux, on a redessiné les cartes de la région, et tout ça, ici, le cul sur ce banc. Parfois on se dit qu’il faudra en faire don aux ursulines quand on en aura plus besoin ; qu’il aura accumulé tant de savoir que même les profs pourront s’en servir. Mais les ursulines n’en voudront pas, je la connais bien, la sœur Marie-Noëlle, qui change de trottoir quand elle me voit me pointer, tout ça pour un livre que je ne peux plus voir.


Le pont… je pourrais vous en raconter des anecdotes. Ô ! Pas de l’histoire avec un grand H, plutôt des historiettes souvent douces, parfois dramatiques, mais toujours belles à entendre, surtout pour ceux qui savent, qui sont passés par là, un jour de leurs seize ou dix-sept ans. En voici d’ailleurs une, que j’ai gardée pour moi pendant de longues années, et qui ne devrait pas vous laisser de glace :


Sous la deuxième arche, l’arche du bonheur, comme disait Tintin, peu de Balgentiens se rappellent qu’un jour de mai 43 eut lieu la plus incroyable des rencontres. Je m’en souviens comme si c’était hier.

Manon, elle se prénommait. Et lui, c’était Jean ; enfin, ça l’est toujours : il travaille à la tannerie depuis dix ans déjà.

Ils s’étaient donné rendez-vous sous le pont. Et le choix était judicieux, car il pleuvait assez de cordes pour retenir un régiment bien au chaud près de sa soupe. Je ne l’invente pas, c’est Tintin qui le disait. Pff… il avait toujours de ces expressions !

Le hasard avait décidé que je me trouve là, planqué contre la pile, à attendre la fin du grain.

Ils se sont embrassés. J’ai souhaité leur signaler ma présence, puis, je ne sais pour quelle raison, je me suis résigné. On n’abat pas une colombe en plein vol, me dis-je, et celle-là n’était pas de Tintin, pour une fois !

Se croyant à l’abri de tout regard, Jean voulut profiter de la jeune fille en lui glissant la main sous le pull. Elle résista, lui saisit le poignet et l’écarta avec vigueur. Jean en fut surpris, moi aussi. Pourquoi se rencontrer sous l’arche du pont de Beaugency dans ce cas ? Tout le monde sait qu’on n’y vient pas que pour admirer la Loire !

Elle poussa son compagnon vers la paroi pierreuse, lui fit signe de se retourner et, s’aidant d’un lien noué à l’anneau servant d’ordinaire aux chevaux, entreprit de lui attacher les bras. Jean avait compris, la fête n’était pas finie et, pour ma part, même si j’en avais un peu honte, je me préparais au plus joli des spectacles. Tenu au respect de cette façon, Jean ne bougeait plus, il se laissa glisser au sol et attendit la suite, assis, avec une impatience non dissimulée.

Douce Manon. Je ne peux oublier la scène qui suivit. D’un geste, elle détacha son chignon ; sa belle chevelure dorée lui tomba sur la nuque. Elle se secoua la tête, faisant voler quelques mèches sur son visage. Plantant à travers ce voile naturel son regard dans celui de Jean, elle ôta son pull, qu’elle portait sur une robe mi-longue dont les fines bretelles laissaient désormais apparaître deux épaules dénudées. Sa peau laiteuse avait la pureté de la brume d’un matin de mai, suave et lumineuse, et, tandis qu’elle abandonnait sa parure sur les pavés, je ne pouvais m’imaginer plus joli spectacle que cette fille. Dieu, que j’enviais Jean ! En douceur, la rose blanche se sépara de tous ses pétales, révélant à la nuit ses plus secrètes splendeurs. Silhouette magique, quand vas-tu t’arrêter ? me pris-je à penser. Elle s’approcha de lui, et sans le toucher, se mit à onduler lentement. Je n’en croyais pas mes yeux. À quelques centimètres de son visage, elle fit volte-face et persista dans sa danse, me toisant du regard, un large sourire aux lèvres. Soudain, l’orage gronda, accompagné d’un puissant éclair. Jean, accaparé par le ballet de sa dulcinée, n’eut pas le temps de me voir, mais j’étais sûr que Manon, elle, m’avait repéré. Elle se mit à rire, prolongeant cette primitive chorégraphie, approchant sa vibrante croupe de plus en plus près. Jean n’en pouvait plus, il tirait sur la corde de toutes ses forces pour ne serait-ce qu’effleurer le Graal. Où tout cela va-t-il nous mener ? me dis-je.

La foudre tomba soudain, faisant exploser un des platanes centenaires. Deux lourdes branches expulsées vers le ciel terminèrent leur vol à quelques mètres de moi. Je sursautai.

Manon, par contre, n’avait pas perdu le sourire, ses pupilles brillaient désormais dans la nuit, scintillantes réflexions des quelques réverbères qui illuminaient les quais.

La lueur de son regard changea peu à peu, montrant des reflets bleutés d’outre nature. Une troisième déflagration coupa net le courant de la ville et là, seuls ses yeux demeurèrent visibles dans les ténèbres.

Jean se mit à hurler, toujours accompagné des rires entêtants de Manon. Pas un cri de plaisir, bien au contraire, il hurlait à la mort !

Je me souviens de l’éclat des prunelles de Manon virant du bleu au vert, puis de ce coup de tonnerre qui, par son flash, imprima l’horreur de cette scène au plus profond de mon âme.

Une créature brunâtre mi-lézard-mi-humaine à la peau écailleuse tirait Jean vers le fleuve. La panique s’empara de moi. D’un bond, je me jetai et atteins ma bourriche à laquelle était liée une pique dont je voulus me saisir. Je me rappelle m’être penché en avant et avoir senti une morsure à la nuque alors que des pattes griffues me lacéraient la poitrine. Je suis lentement tombé dans ses bras, tandis que sa chevelure blonde me caressait le visage.

Lorsque je repris mes esprits, j’étais au lit. Quelqu’un m’avait transporté à l’hôpital de campagne, chez les ursulines. Manon était là, à mon chevet et elle me souriait encore.

— Et Jean ? lui demandai-je.

— Il n’a pas supporté. Il est devenu sourd et a perdu la parole. La foudre, sans doute…

— Ah oui, bien sûr, la foudre…


Quelques semaines plus tard, le 15 août 1943, j’épousai Manon en secret, dans l’étang des Accruaux.

Le 14 juin 1944, elle repartit vers les étoiles et depuis lors, j’attends les Anglais…

Ainsi disparut la dernière vouivre de Loire.


Depuis ce jour-là, sous le pont coule le fleuve, sombre et mystérieux, dans lequel chaque nuit, je m’enfuis…


Glisse l’eau mystérieuse au pont de Beaugency

Prenons bien garde à nous car la belle est amère

Si ses courbes gracieuses chantent l’aube et midi

Sous l’éclat d’un remous surgira la chimère…

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